Добавил:
Upload Опубликованный материал нарушает ваши авторские права? Сообщите нам.
Вуз: Предмет: Файл:
nouvelles [librs.net].pdf
Скачиваний:
772
Добавлен:
08.06.2015
Размер:
2.08 Mб
Скачать

LA RENTRÉE

Dans la voiture, en roulant vers la gare, le petit Alain fui très gai. II n’avait jamais quitté fa maison et l’idée d’entrer, comme interne, dans une école de montagne, ne lui déplaisait pas. Des camarades lui avaient raconté que l’on y travaillait moins qu’au lycée. Alain avait vu le directeur. M. Benzod, quand celui-ci était venu à Paris, et il l’avait trouvé doux et rassurant.

Vous savez, papa, il a dit que, pendant l’hiver, les classes de l’après-midi sont supprimées et que les élèves patinent ou font du ski.

J’espère que tu feras aussi un peu de latin, soupira M. Schmitt, tu en as besoin.

Sur le quai, devant un train aux voitures neuves et brillantes, Alain se mit à chanter de plaisir. Il était fier de son costume beige, de sa valise de cuir, de ses gants marron, fier surtout de partir en voyage seul avec son père.

Qu’est-ce que nous allons faire dans le train, papa?

Pour moi, j’ai apporté du travail, mon petit… Toi? si tu veux, je vais t’acheter des journaux illustrés… Tu n’as pas de livre?

Non, papa, mais ça ne fait rien… Je me promènerai, dans le couloir… Je regarderai la voie… 11 disparut et revint, deux minutes plus tard, tout excité:

Papa! J’ai trouvé un camarade!.. Jean-Louis Dujarrique… Il est trois compartiments plus loin, avec sa mère.

Il rentre, lui aussi?

Oui, mais pas dans la même école que moi: lui, ça s’appelle le Prieuré[265].

C’est dommage qu’il n’aille pas chez M. Benzod; vous auriez été deux Français. Mais vous pourrez vous voir de temps à autre… En attendant, va le rejoindre et jouez ensemble pendant le voyage.

Bertrand Schmitt aimait les enfants, mais ne pouvait cacher son impatience quand son travail était interrompu par eux. Alain, qui connaissait l’air absent de sou père, se hâta de disparaître. Le train roulait. M. Schmitt, quand il levait ses yeux distraits, voyait deux garçons de douze ans, passer et repasser dans le couloir, sur un fond de poteaux, de rivières, de collines. Une heure plus tard, Alain revint, très ému:

Papa, vous savez ce qu’il m’a dit Jean-Louis? Qu’il est très malheureux dans son école… Que les grands sont cruels… Qu’on lui prend tout, ses livres, ses bonbons, et que, s’il résiste, ils le boxent ou le pressent contre un mur jusqu’à ce qu’il étouffe.

Et pourquoi ne se défend-il pas?

Mais papa, il est le seul Français de l’école… Il a supplié sa mère de ne pas le renvoyer au Prieuré, de le garder à la maison, à Paris, mais elle ne veut pas parce qu’elle vient de se remarier avec un Russe dont elle est amoureuse, le colonel Kiriline… et Jean-Louis la gêne.

Son père le regarda avec surprise.

Qui t’a raconté cette histoire?

Jean-Louis.

Jean-Louis a tort de parler de ses parents sur ce ton.

Sur quel ton, papa? II m’a dit qu’il aime beaucoup sa maman, qu’elle aussi l’aimait, que depuis la mort de son père elle s’est occupée de lui très bien… Mais maintenant elle est amoureuse.

N’emploie pas des mots que tu ne comprends pas… Comment est-elle, cette Mme Dujarrique?

Mais, papa, elle ne s’appelle plus Mme Dujarrique; elle s’appelle Mme Kiriline… Elle est très jolie… Voulez-vous que je vous conduise dans son compartiment? C’est tout près.

Tout à l’heure, mon petit.

Papa, est-ce que vous croyez que, s’il y a des grands chez M. Benzod, ils vont me battre?

J’espère bien que tu rendras les coups. D’ailleurs, M. Benzod m’a paru être un homme énergique,

qui doit maintenir la discipline dans son école… Va rejoindre ton ami.

A Dijon, M. Schmitt descendit sur le quai de la gare pour faire quelques pas et y trouva les deux enfants. Jean-Louis était un beau petit garçon, aux grands yeux tristes et profonds.

— Papa, je vous présente Jean-Louis.

Bertrand Schmitt essaya de donner quelques conseils:

Si les grands vous persécutent, il faut aller à eux, faire amitié avec eux… Je ne pense pas qu’au fond ils soient méchants.

Ces types-là? dit Jean-Louis… Ils se ficheraient rudement de moi… Si on ne dit pas comme eux, ils vous mettent en quarantaine…

Au départ, Alain remonta dans le compartiment de son père.

Savez-vous ce que me disait Jean-Louis, papa, au moment où vous nous avez rejoints?.. II disait: „Je suis tellement malheureux de retourner dans cette boîte que je voudrais me jeter sous les roues, seulement je n’ose pas… Pousse-moi, Alain, tu me rendras service et je te laisserai toute ma fortune…“ Parce que vous savez, comme il a perdu son papa, il a une fortune… Mais moi, je n’ai pas voulu.

J’espère bien… Il est un peu fou, ton ami…

Non, il n’est pas fou… Vous savez, papa, il dit que si sa mère se représentait sa vie là-bas, les batailles avec les grands et, le soir, dans son lit, quand il pleure, elle n’aurait pas le courage de le renvoyer dans cette école…

Conduis-moi chez cette dame.

Mme Kiriline était d’une beauté surprenante. Elle fit, d’une voix douce, des remarques fines et mélancoliques sur l’enfance. Bertrand s’assit et ne quitta plus le compartiment. Quand le maître d’hôtel parut, il prit quatre tickets et les voyageurs déjeunèrent ensemble. Les enfants, silencieux, écoutaient les parents citer des titres de livres, des noms de musiciens. Ils se sentaient oubliés. De temps à autre, JeanLouis regardait Alain et ses yeux semblaient dire: „Tu vois, c’est ainsi qu’elle est…“ En sortant de table, Bertrand, sans y penser, entra dans le compartiment de Mme Kiriline et les enfants, allèrent jouer dans le couloir.

Nos fils font bon ménage, dit-elle… J’espère qu’ils pourront se voir un peu là-bas. Il hésita un instant.

Je m’excuse, dit-il, de vous parler d’un sujet qui me regarde si peu, mais les hasards d’une confidence d’enfant m’en font presque un devoir… Vous ne vous rendez certainement pas compte de l’état d’esprit de votre fils… Savez-vous ce qu’il a dit au mien?

Mme Kiriline parut bouleversée. Par la fenêtre on voyait les collines devenir des montagnes, les sapins succéder aux chênes, les chalets aux maisons, les torrents aux rivières.

Mon Dieu! dit-elle… Mais c’est affreux… Pauvre petit… Je sentais bien qu’il n’aimait pas cette école, mais je mettais cela sur le compte de la paresse… Et surtout de la jalousie… Car il déteste mon mari, et il a tort, car que pourrais-je faire sans un homme dans la maison? Même pour lui, ce sera bientôt un précieux appui…

Bien sûr, dit Bertrand, mais voire fils est un enfant; il ne raisonne pas.

Elle avait les yeux pleins de larmes.

— Que faire? dit-elle. Pensez-vous que je devrais le ramener à Paris et renoncer à ce projet? Mon mari serait si fâché… Il dit que je gâte Jean-Louis et que je le jetterai dans la vie très mal préparé… Je crois qu’il a raison. Jean-Louis est un petit garçon qui a trop d’imagination… Depuis ce mariage il croit qu’il est une victime… Ce n’est pas vrai, pas vrai du tout, mais quand un entant s’est mis une idée dans la tête…

Mme Kiriline et son fils descendirent deux ou trois stations avant Bertrand. Quand ils furent partis, Alain resta quelques instants silencieux.

— Papa, dit-il enfin, si les grands sont trop méchants, je vous télégraphierai et vous viendrez me

chercher, n’est-ce pas?

LA FOIRE DE NEUILLY[266]

— Bonnivet avait cinq ou six ans de plus que moi, dit Maufras, et sa carrière avait été si brillante, si rapide, que je l’avais toujours considéré plutôt comme un patron que comme un ami. Je lui devais beaucoup de reconnaissance. C’était lui qui m’avait appelé à son cabinet au moment où il était devenu Ministre des Travaux Publics, lui encore qui, lorsque le ministère était tombé, m’avait admirablement „casé“ dans l’administration préfectorale.

„Quand il revint au pouvoir, il prit les Colonies[267]; j’avais alors à Paris un poste agréable et lui demandai de m’y laisser. Nos relations demeuraient affectueuses et nos deux ménages prenaient souvent leurs repas ensemble, chez l’un ou chez l’autre. Nelly Bonnivet était une femme de quarante ans environ, encore jolie, adorée par son mari et parfaite épouse de ministre. J’étais marié depuis dix ans et vous savez combien Madeleine et moi avons toujours été heureux.

„Au début de juin, les Bonnivet nous invitèrent à dîner dans un des restaurants du Bois. Nous étions six: la soirée fut gaie; vers minuit, nous n’avions nulle envie de nous séparer. Bonnivet, qui était d’humeur exquise, proposa d’aller à la Foire de Neuilly. Il aime, quand il est au pouvoir, à jouer au sultan Haroun-al-Raschid[268] et à entendre, sur son passage, la foule murmurer: „Tiens, c’est Bonnivet“.

„Trois couples mûrissants qui essaient en vain de trouver à des jeux puérils la saveur de l’enfance, donnent un spectacle assez mélancolique. Nous gagnâmes, en diverses loteries, des macarons[269], des bateaux de verre filé et des animaux de pain d’épice; les trois hommes abattirent des pipes tournantes et des coquilles d’œuf que soulevait un jet d’eau languissant. Puis nous arrivâmes devant un chemin de fer circulaire que recouvrait, après un ou deux tours à ciel ouvert, une bâche formant tunnel. Nelly Bonnivet proposa d’y monter; Madeleine ne semblait pas trouver le jeu bien drôle ni les coussins très propres, mais elle ne voulut pas troubler la tête et nous prîmes des tickets. Dans le tumulte du départ, notre groupe fut coupé en deux tronçons. Je me trouvai seul dans un compartiment avec Nelly Bonnivet.

„Ce petit train tournait fort vite et les courbes en avaient été dessinées de façon à projeter les uns sur les autres les occupants des voitures. Mme Bonnivet, au premier tournant, faillit tomber dans mes bras. A ce moment la bâche nous plongea dans l’obscurité et je serais tout à fait incapable de vous expliquer ce qui se passa pendant les quelques secondes qui suivirent. Nos corps agissent quelquefois sans contrôle de

la conscience. Toujours est-il que[270] je sentis Nelly à demi étendue sur mes genoux et que je la caressai comme un soldat de vingt ans caresse la fille qu’il a emmenée à la foire du village. Je cherchai ses lèvres, toujours sans savoir ce que je taisais et au moment où, sans rencontrer de résistance, je les atteignais, la lumière revint. D’un commun accord nous nous écartâmes l’un de l’autre avec une extrême brusquerie et nous nous regardâmes, éblouis, stupéfaits.

„Je me souviens d’avoir essayé alors de comprendre ce qu’exprimait le visage de Nelly Bonnivet. Elle remettait ses cheveux en ordre, me regardait gravement et ne disait pas un mot. Ce moment de gêne fut très bref. Déjà le train freinait et un instant plus tard nous retrouvions, sur la plate-forme circulaire, Bonnivet, Madeleine et les deux autres.

„— Ceci est vraiment un peu trop jeune pour nous, dit Bonnivet avec ennui; je crois qu’il est temps d’aller se coucher.

„Madeleine l’appuya et nous regagnâmes la Porte Maillot[271] où le groupe se disloqua. En baisant la main de Nelly, je cherchai ses yeux; elle parlait gaiement avec Madeleine et partit sans un signe.

„Je ne pus dormir. Cette aventure inattendue troublait l’équilibre, si parfaitement stable, de ma vie. Je n’avais jamais été un coureur de femmes et moins que jamais depuis mon mariage. J’aimais Madeleine de tout mon cœur et il existait entre nous une confiance tendre et sans réserve. Pour Bonnivet j’avais de l’affection et une sincère gratitude. Le diable était que malgré tout, je brûlais d’envie de revoir Nelly et de savoir ce que signifiait son regard après l’abandon. Surprise? Rancune? Vous savez quelle fatuité se cache au cœur des hommes les plus modestes. J’imaginais une longue passion silencieuse se déclarant soudain à la faveur d’un hasard. Près de moi dans son lit jumeau du mien[272], Madeleine respirait doucement.

„Le lendemain matin, je fus très occupé et n’eus guère le loisir de penser à ce surprenant épisode. Le jour suivant, je fus appelé au téléphone:

„— On vous demande du Ministère des Colonies, dit une voix… Restez à l’appareil, le Ministre veut vous parler… Ne quittez pas.

„Un frisson traversa mes reins. Jamais Bonnivet ne téléphonait lui-même. Invitations et réponses étaient transmises par nos deux femmes. Il ne pouvait s’agir que de cette stupide aventure.

„— Allô! dit soudain la voix de Bonnivet… Ah! c’est vous, Maufras?.. Pourriez-vous venir jusqu’à mon bureau?.. Oui, c’est urgent… Je vous expliquerai de vive voix… Alors à tout de suite! Merci.

„Je raccrochai… Donc Nelly appartenait à cette espèce odieuse des femmes qui tentent les hommes (car c’était elle, je l’aurais juré, qui, ce soir-là était tombée sur moi volontairement) et vont ensuite se plaindre à leur mari: „Tu sais, tu as tort d’avoir confiance en Bernard… Il n’est pas l’ami que tu crois…“ Détestable race!

„Tout en cherchant un taxi pour me rendre chez Bonnivet, je me demandai ce qui allait arriver. Un duel? Je l’aurais souhaité, au moins était-ce une solution simple, mais depuis la guerre, on ne se battait plus. Non, Bonnivet allait sans doute m’accabler de reproches et me signifier que nos relations étaient terminées. C’était la fin d’une amitié précieuse et sans doute aussi la fin de ma carrière, car Bonnivet était puissant. Tout le monde disait qu’il serait bientôt Président du conseil[273]. Et qu’allais-je dire à Madeleine pour lui expliquer cette incompréhensible rupture?

„Ces pensées et d’autres, plus sinistres, se pressaient en moi tandis que je roulais vers le ministère. J’en arrivais à comprendre que le suicide fût considéré comme une évasion par tous les malheureux qui se sont placés dans une situation trop difficile pour leur courage.

„J’attendis quelque temps dans une antichambre peuplée de solliciteurs et d’huissiers. Mon cœur battait irrégulièrement. Je regardais une fresque qui représentait dés Annamites[274] au temps de la récolte. Enfin l’huissier appela mon nom et je me levai. La porte du bureau de Bonnivet était devant moi. Fallait-il le laisser parler? Ou au contraire prévenir la scène par une confession totale?

„Ce fut lui qui se leva et me serra les mains. Je fus frappé par la bienveillance de son accueil. Peutêtre avait-il eu l’intelligence de comprendre ce que l’incident avait eu de fortuit et d’involontaire?

„— Avant tout, dit-il, je m’excuse de vous avoir ainsi convoqué d’urgence, mais vous allez voir qu’il fallait prendre une décision immédiate. Voici… Vous savez que nous devons, Nelly et moi, faire le mois prochain un grand voyage en Afrique occidentale… Voyage d’inspection pour moi; voyage de tourisme et de découverte pour elle… J’ai décidé d’emmener non seulement des fonctionnaires du ministère, mais aussi quelques journalistes, car il est nécessaire que les Français apprennent à connaître leur Empire… Je n’avais pas pensé, jusqu’ici, à vous parler de ce projet parce que vous n’êtes ni un colonial, ni un journaliste, et que d’autre part vous avez votre poste, mais Nelly m’a fait remarquer hier soir que notre voyage coïncide, à une semaine près[275], avec vos vacances, que vous serez pour elle, votre femme et vous, des compagnons plus intimes et plus agréables que notre cortège d’officiels et que peut-être cette occasion de voir l’Afrique dans des conditions assez rares vous tenterait… Donc, si vous acceptez, votre ménage fora partie de la croisière… Seulement j’ai besoin de le savoir tout de suite, car mes bureaux achèvent eu ce moment les listes et les programmes.

„Je le remerciai et lui demandai quelques heures pour consulter ma femme. J’avais d’abord été tenté. Dès que je fus seul, je me représentai ce qu’aurait de gênant, et d’odieux, une intrigue vaguement amoureuse menée sous les yeux vigilants de Madeleine et alors que je serais l’hôte de Bonnivet. Nelly était belle mais je la jugeai sévèrement. Pendant le déjeuner, je racontai l’offre à Madeleine, sans dire, naturellement, ce qui l’avait provoquée et cherchai avec elle les moyens de refuser sans impolitesse. Elle imagina sans difficulté quelques engagements antérieurs et nous n’allâmes pas en Afrique.

„Je sais que Nelly Bonnivet parle de moi, depuis ce temps-là, non seulement avec ironie, mais avec un peu d’hostilité. Notre ami Lambert-Leclerc a l’autre jour cité devant elle mon nom comme celui d’un candidat possible à la Préfecture de la Seine[276]. Elle a fait la moue. „Maufras! à-t-elle dit, quelle idée! Il est très gentil, mais il n’a aucune énergie. C’est un homme qui ne sait pas ce qu’il veut“.

„Bonnivet a répondu: „Nelly a raison“, et je n’ai pas été nommé“.

RAZ DE MARÉE

Lever le masque? dit Bertrand Schmitt. Croyez-vous vraiment qu’il soit souvent souhaitable de lever le masque? Je pense au contraire que, hors quelques amitiés merveilleuses et rares, ce sont les masques, et eux seuls, qui rendent tolérable la vie des communautés… Quand les circonstances font qu’une fois par hasard, l’un de nous révèle soudain toute la vérité à ceux auxquels il avait coutume de la cacher, il se repent vite de sa folle sincérité.

Christian Ménétrier intervint:

Je me souviens, dit-il, d’une catastrophe en Angleterre… Une dizaine de mineurs s’étaient trouvés enfermés, par un coup de grisou, au fond d’une fosse… Après une semaine, ne croyant plus revoir le jour et se sachant condamnés, ils s’étaient abandonnés en une sorte de confession publique… Vous imaginez le ton: „Eh bien! puisque c’est fini, je ne veux pas mourir sans avoir dit…“ Puis, contre toute attente, ils avaient été sauvés… Jamais plus ils n’avaient voulu se rencontrer… Par instinct, chacun d’eux évitait des hommes qui en savaient trop. Le masque était remis en place, la société préservée.

Oui, dit Bertrand… On peut concevoir d’autres réactions. Je me souviens d’avoir été, au cours d’un voyage en Afrique, le témoin tout involontaire d’une scène d’aveux bouleversante.

Il éclaircit sa voix et nous regarda tous avec un peu d’hésitation. Cela est étrange, mais Bertrand, qui a tant parlé en public, est un homme timide. II craint d’ennuyer. Pourtant, ce soir-là, comme aucun de nous ne faisait mine de lui enlever la parole, il se hasarda.

Vous avez certainement tous oublié qu’en 1938 j’ai fait, pour l’Alliance Française, une tournée

de conférences en A. O. F., A. E. F. et autres territoires d’outre-mer…[277] Colonies anglaises, françaises, belges (en ce temps-là, ou disait encore colonies), j’ai été partout et ne l’ai pas regretté. Les visiteurs étaient rares dans ces pays et reçus royalement ou, ce qui vaut mieux, fraternellement… Je ne vous dirai pas le nom de la petite capitale dont je vais maintenant vous parler, car les héros de mon histoire sont encore vivants… Mes protagonistes sont le Gouverneur, homme de cinquante ans environ, visage rasé, cheveux argentés, et sa femme, beaucoup plus jeune, blonde aux yeux noirs, vive et spirituelle. Appelonsles Boussart, pour la commodité du récit. Ils m’avaient offert l’hospitalité au „palais“ qui était, parmi les rochers rouges, une grande villa de style génie militaire[278], meublée de manière originale, et j’avais passé chez eux deux jours de détente heureuse. Sur la table du salon, table d’ébène se détachant sur une peau de tigre, j’avais trouvé la Nouvelle Revue Française, le Mercure de France[279], les derniers romans. Au jeune aide de camp, le lieutenant Dugas, je fis compliment sur la tenue de la maison.

Ma foi, dit-il, je ne suis pour rien dans ce qui vous a plu; c’est Mme Boussart… Fleurs et livres, voilà son domaine.

Mme Boussart, demandai-je, est une „littéraire“?

Bien sûr… Vous avez dû vous en apercevoir… Giselle, comme nous disons ici,

irrévérencieusement, a passé par l’Ecole Normale de Sèvres[280]. Avant d’épouser le Gouverneur, elle était professeur de lettres, à Lyon…[281] C’est là qu’il l’a revue, pendant un congé… Je dis revue, car il la connaissait; elle était la fille d’un des meilleurs amis du patron. Il l’a aimée; elle a accepté de le suivre ici. Il paraît que, de son côté, elle s’était depuis longtemps attachée à lui.

Malgré la différence d’âge?

II faut dire que le Gouverneur était alors très séduisant. Ceux qui l’ont approché avant son mariage racontent qu’il a eu de grands succès de femmes… Maintenant, il a vieilli.

Ce type de mariage est dangereux pour les artères.

Oh! ce n’est pas seulement ce mariage. Le patron n’a jamais eu la vie facile… Trente ans d’Afrique… Le climat, de constantes inquiétudes, un travail de chien… C’est un homme de grande classe, le patron… II y a dix ans quand il est arrivé ici, des tribus tout à fait sauvages habitaient cette immense

forêt. Elles crevaient de faim. Leurs sorciers les excitaient à s’entretuer, à se voler des femmes et des enfants, à faire à leurs idoles des sacrifices humains… Le patron a pacifié les tribus, les a groupées; il leur a montré qu’elles pouvaient cultiver ici le cacao…[282] Pas facile, je vous assure, de convaincre des gens qui n’avaient pas même l’idée de l’avenir, de planter des arbres qui ne rapporteraient que six ans après.

Ils ne regrettent pas leur liberté, leur paresse? Quels sont leurs sentiments à l’égard du Gouverneur?

Affection, ou plutôt vénération… L’autre jour, je l’ai accompagné dans une tribu très primitive… Le chef est venu s’agenouiller devant lui: „Tu m’as traité comme un fils fainéant“, a-t-il dit. „Tu as bien fait… Tu m’as réveillé… Aujourd’hui je suis riche…“ Ils sont intelligents, vous verrez, et faciles à instruire, si ou sait les prendre… Mais il faut être une espèce de saint pour s’imposer à leur respect.

Et votre patron est un saint?

Le jeune lieutenant me regarda en souriant.

Qu’est-ce qu’un saint? dit-il.

Je ne sais pas… Un homme absolument pur.

Ah! oui, le patron est ça… Je ne lui connais pas de vices, pas même de convoitises, sauf, peutêtre sur un point… Il est ambitieux, lion pour la gloriole, mais pour l’œuvre à faire… Il aime administrer et souhaite gouverner des territoires de plus en plus grands.

Comme Lyautey, qui disait: „Le Maroc? Une bourgade… Il me faudrait le monde“[283].

Exactement. Le patron serait enchanté d’être appelé à gouverner cette petite planète… Il le ferait mieux que les autres.

Mais votre saint a été un Don Juan?[284]

Saint Augustin[285] aussi… Péchés de jeunesse… Depuis son mariage, il est l’époux le plus exemplaire… Et Dieu sait pourtant si, dans sa position, les occasions ne manquent pas… Moi-même, qui ne suis que son ombre…

Et vous en profitez?

Je ne suis ni gouverneur, ni saint, ni marié… Je jouis des avantages de mon obscurité… Mais parlons de votre voyage, mou cher Maître. Vous savez que le patron a l’intention de vous accompagner demain, jusqu’à votre prochaine étape?

Le Gouverneur m’a, en effet, offert de m’emmener dans son avion personnel, il a, m’a-t-il dit, une inspection à passer sur la côte, un monument à inaugurer… Est-ce que vous serez du voyage?

Non… Il y a seulement, outre le Gouverneur et vous, Mme Boussart, qui n’aime pas laisser sou mari faire de l’avion sans elle, au-dessus de la forêt, le pilote et le commandant des troupes, le colonel Angelini, qui doit participer à l’inspection.

Est-ce que je l’ai rencontré?

Je ne le crois pas, mais il vous plaira… Il est brillant, amusant… Et un as[286] au point, de vue

militaire… Ancien officier de renseignements au Maroc, l’un des poulains[287] de votre Lyautey… Tout jeune colonel; grand avenir.

Le voyage est long?

Oh! non! Une heure de forêt jusqu’au delta, puis cent kilomètres de plage et vous y serez.

Le dernier dîner au palais fut agréable. Le colonel Angelini avait été invité, pour préparer le voyage. Ce lieutenant-colonel avait l’air d’un capitaine. Jeune de visage et de cœur. Il parla beaucoup et bien; c’était un esprit paradoxal, parfois agressif, très cultivé. Sur les mœurs des indigènes, sur leurs totems et leurs tabous[288], il en savait plus que le Gouverneur et, à ma grande surprise, Mme Boussart lui donnait la réplique avec compétence. Le Gouverneur écoutait sa femme avec une évidente admiration et, de temps à autre, me regardait à la dérobée pourvoir l’impression qu’elle produisait sur moi. Après le dîner, il

emmena Angelini et Dugas dans son bureau, pour régler quelques questions urgentes, et je restai seul avec „Giselle“. Elle était coquette et c’est, un jeu auquel je me prends facilement, mais, dès qu’elle fut en confiance[289], elle m’interrogea sur le colonel:

— Qu’en pensez-vous? me dit-elle. A vous, écrivain, il doit plaire. Il nous est bien précieux. Mon mari ne jure que par lui…[290] A moi, qui suis un peu ici une exilée, il apporte un air de France — et du monde… Si vous en avez l’occasion, faites-vous réciter des vers par lui… C’est une anthologie vivante.

Voilà qui sera une ressource pour l’avion.

Non, dit-elle, l’hélice couvre les voix.

Vers dix heures, le gouverneur et le colonel nous rejoignirent, mais on se sépara presque aussitôt car le départ du lendemain matin était fixé à quatre heures, pour raisons de température.

Quand le boy[291] noir me réveilla, le temps n’était pas beau. Un vent assez violent soufflait de l’Ouest. J’ai fait, dans ma vie, des milliers d’heures de vol et je monte en avion sans aucune appréhension. Pourtant je n’aime pas beaucoup ces voyages au-dessus de la forêt vierge, où se poser serait impossible et où, si par miracle on atterrissait dans une clairière, on aurait peu de chances d’être repérés par des sauveteurs. Je descendis déjeuner et trouvai Dugas à table.

La météo[292] est mauvaise, dit-il d’un air soucieux. Le pilote a suggéré de remettre le voyage; le patron ne veut rien savoir; il dit qu’il a la baraka[293] et que d’ailleurs la météo se trompe toujours.

Je l’espère, dis-je, car je dois faire une conférence ce soir à Batoka. Je n’ai pas d’autre moyen de transport.

Le courage est ici trop facile pour moi, dit Dugas. Je ne suis pas du voyage… Mais je suis de l’avis du patron… Les catastrophes annoncées sont celles qui n’arrivent jamais.

Un instant plus tard, le Gouverneur et sa femme descendirent. Il était en uniforme de toile blanche,

sur lequel tranchaient les décorations. Mme Boussart, élégante, sportive, semblait la fille de son mari. Encore assoupie, elle parla peu. Au champ d’aviation (immense clairière taillée dans la forêt), nous trouvâmes le colonel qui regardait, avec un air d’ironique défi, un ciel de tempête.

— Vous vous souvenez, me dit-il, des descriptions par Saint-Ex[294] des trous d’air en montagne? Les trous d’air eu forêt sont bien pires. Vous allez voir. Préparez-vous à danser… Vous devriez rester ici, Madame, ajouta-t-il en se tournant vers Mme Boussart.

Il n’en est pas question, dit-elle avec force. Je resterai si tout le monde reste; je partirai si tout le monde part.

Le pilote avait salué le Gouverneur et s’était écarté avec lui de notre groupe. Je devinai qu’il plaidait en faveur d’une remise du voyage et rencontrait une résistance. Après un instant, le Gouverneur revint vers nous et dit sèchement:

Embarquons.

Quelques minutes plus tard, nous volions au-dessus d’une mer d’arbres et le bruit des hélices rendait toute conversation difficile. Sous les coups de vent, la forêt frémissait comme le garrot d’un pur-sang. Mme Boussart avait fermé les yeux; j’avais pris un livre mais bientôt les sauts de l’appareil devinrent tels que je dus renoncer à ma lecture. Nous volions à mille mètres environ au-dessus de la forêt, parmi des nuages noirs, et une pluie épaisse enveloppait l’avion. La chaleur était lourde, pénible. De temps à autre, l’appareil tombait comme dans un puits et se recevait sur[295] des couches d’air plus dures, avec un choc si tort que l’on se demandait si les ailes y résisteraient.

Je n’essaierai pas de vous décrire ce voyage de cauchemar. Imaginez un ouragan de plus eu plus violent, un appareil cabré, un pilote tournant vers nous de temps à autre un visage anxieux. Le Gouverneur restait calme; sa femme n’ouvrait pas les yeux. Plus d’une heure se passa ainsi. Soudain le colonel me prit par le bras et me poussa vers le hublot.

— Regardez! cria-t-il à mon oreille, un raz de marée… Un ne voit plus le delta.

Ce que je vis était en effet extraordinaire. A l’endroit où s’arrêtait la masse noire des arbres, on ne voyait plus que la mer, une mer jaune comme si elle avait été tout entière chargée de boue. Un vent furieux la jetait à l’assaut de la forêt et on avait l’impression que celle-ci était en partie submergée. Toute plage avait disparu. Le pilote griffonna quelques notes au crayon et, se retournant à demi, passa le papier au colonel qui me le montra.

„Aucun point de repère. Pas de signal radio. Ne sais où atterrir“.

Le colonel se leva et, titubant sous les chocs, s’accrochant aux sièges, alla porter le message au Gouverneur.

A-t-il assez d’essence pour virer de bord[296] et rentrer? demanda celui-ci. Le colonel alla poser la question et revint:

Non, dit-il calmement.

Alors qu’il descende et voie si quelque île ou banc émerge encore. C’est notre seule chance. (Puis, à sa femme qui venait d’ouvrir les yeux:) N’ayez pas peur, Giselle; c’est un raz de marée; nous allons chercher à atterrir n’importe où. Là nous attendrons, que cette tempête se calme et qu’on vienne nous chercher.

Elle accueillit l’effroyable nouvelle avec une tranquillité déconcertante et stoïque. L’avion descendit très bas. Je distinguai nettement les énormes vagues jaunes et, dans une lumière fuligineuse, les arbres courbés par le vent. Le pilote suivait la côte à la lisière de la mer et de la forêt, cherchant une clairière ou une plage. Je ne disais rien, mais pensais que nous étions perdus sans remède.

„Et pourquoi?“ pensai-je. „Que suis-je venu faire en cette galère?[297] Parler pour deux ou trois

cents spectateurs indifférents?.. Quelle sottise que ces voyages si vains!.. Mais quoi? II faut bien mourir une fois. Si ce n’était ici, j’aurais rencontré un camion dans la banlieue de Paris, ou quelque microbe, ou une balle perdue…[298] Nous verrons bien“.

Ne croyez pas que je me vante eu vous décrivant ma résignation. La vérité est que j’ai, comme tout homme, l’espérance si fort chevillée au corps que je ne croyais pas, malgré l’évidence du danger, que la mort fût proche. Ma raison me le disait; mon corps ne l’acceptait pas. Le colonel était allé se placer à côté du pilote et, avec lui, fouillait des yeux l’océan jaunâtre. Je le vis étendre la main. L’avion vira sur l’aile[299]. Le colonel se retourna; son visage, jusque-là impassible, s’était illuminé.

Un îlot, dit-il.

Assez grand pour atterrir? demanda le Gouverneur.

Je le crois…

Après un instant, il affirma:

— Oui, certainement… Allez-y, Bohec.

Cinq minutes plus tard, nous atterrissions sur un banc sablonneux, l’un de ceux du delta, sans doute, et le pilote avait si bien manœuvré, ou avait été si bien servi par le hasard, que l’avion était venu s’encastrer, se coincer entre deux palmiers, ce qui lui permettait de résister au vent. Celui-ci soufflait avec une telle force que sortir de l’appareil eût été impossible. Et d’ailleurs à quoi bon? Où aller? A droite et à gauche, cent mètres de sable humide. Devant et derrière nous, l’Océan. Nous étions sauvés pour l’instant; nous ne l’étions pas, sauf miracle, pour longtemps.

Dans cette situation quasi désespérée, j’admirai notre compagne. Elle était, non seulement, courageuse, mais calme et gaie.

— Quelqu’un a-t-il faim? demanda-t-elle. J’ai un paquet de sandwiches, quelques fruits…

Le pilote, qui nous avait rejoints dans la carlingue, dit qu’il serait, sage de ménager les provisions, car Dieu seul savait quand et comment nous serions tirés de là. Il essaya, une fois encore, de transmettre sa position par radio, mais ne reçut aucune réponse. Je regardai l’heure. Il était onze heures du matin.

Dans l’après-midi, le vent tomba un peu. Nos palmiers avaient tenu bon. Le Gouverneur s’assoupit. Moi-même je me sentais épuisé. Je fermai les yeux puis, involontairement, les entr’ouvris parce que je

venais d’éprouver une curieuse impression de chaleur et de force. Alors je surpris un regard échangé entre le colonel et Giselle, — qui se trouvaient à quelques mètres l’un de l’autre. L’expression de leur visage était si tendre, si abandonnée qu’elle ne laissait place pour aucun doute: ces deux-là étaient amant et maîtresse. J’en avais eu le pressentiment dès la soirée précédente, je ne sais trop pourquoi, car leur tenue semblait irréprochable. Je me hâtai de refermer les yeux et j’étais si fatigué que je m’endormis.

Je fus réveillé par une rafale, qui secouait l’appareil si fort que je le crus décroché de son fragile support.

Que se passe-t-il? demandai-je.

La tempête reprend et la mer monte, dit le pilote avec une sorte d’amertume. Cette fois, nous sommes bien perdus. Monsieur. Dans une heure, la mer aura noyé ce banc… et nous.

Il regarda le Gouverneur avec un air de reproche — ou de rancune — et ajouta:

Moi, je suis Breton et croyant.. Je vais prier.

J’avais appris la veille, par Dugas, que le Gouverneur passait pour anti-clérical[300], par tradition politique, mais se montrait bienveillant pour les missionnaires, qui lui rendaient de grands services. Il ne réagit ni pour imiter son pilote, ni pour le blâmer. A ce moment on entendit un craquement: un coup de vent venait de fendre le palmier de gauche. La fin ne semblait plus qu’une question de minutes. Ce fut alors que Giselle, très pâle, avec une sorte de passion sublime, vint se jeter à côté du jeune colonel:

Puisque nous allons tous mourir, dit-elle, je veux mourir dans tes bras. Tournée vers sou mari, elle ajouta:

Je vous demande pardon, Eric… J’ai tout fait pour vous épargner cette douleur tant que… Maintenant c’est fini, pour moi comme pour vous… Je ne puis plus mentir.

Le colonel, frémissant, se leva et tenta d’écarter de lui cette femme hors d’elle-même.

Monsieur le Gouverneur, commença-t-il…

Le vacarme de la tornade m’empêcha d’entendre le reste de sa phrase. Assis à deux mètres de là, le Gouverneur semblait fasciné par ce couple. Ses lèvres tremblaient, mais je ne savais s’il parlait vraiment, ou essayait en vain de former des mots. La blancheur terrifiante de son visage me fit craindre qu’il ne s’évanouît. L’appareil, qui n’était plus fixé au sol que par une aile, encastrée dans le palmier de droite, claquait dans la tempêté comme un drapeau.

Je n’aurais dû penser qu’au mortel danger où nous étions tous, à Isabelle, à ma famille, mais un spectacle si extraordinaire était sous mes yeux qu’il m’occupait tout entier.

A l’avant le pilote, agenouillé, tournait le dos au reste du groupe et murmurait des prières. Le colonel semblait déchiré entre un amour qui lui commandait de refermer ses bras sur la femme suppliante, et la douleur d’humilier un chef que, très évidemment, il vénérait. Quant à moi, ramassé sur moi-même pour résister aux secousses, je faisais de mon mieux pour m’isoler de ce drame et pour les gêner tous trois le moins possible. Je crois d’ailleurs qu’ils avaient oublié ma présence.

Le Gouverneur, en s’accrochant aux fauteuils, parvint à se rapprocher de sa femme. Il gardait dans ce terrible cataclysme, qui anéantissait à la fois son existence et son bonheur, une étrange dignité. Aucune fureur ne déformait son beau visage, mais ses yeux étaient humides. Quand il fut tout près, il s’appuya sur moi et dit, d’une voix que son extrême douceur rendait déchirante:

Je n’avais aucune idée, Giselle, aucune idée… Revenez vous asseoir près de moi… Giselle! Je vous en prie… Je vous l’ordonne.

Elle avait entouré de ses bras le colonel et s’efforçait de l’attirer vers elle.

Mon amour, disait-elle, mon amour, pourquoi résister? Tout est fini… Je veux mourir ma bouche sur la tienne… Mon amour, ne sacrifie pas nos dernières minutes à des scrupules… Tant qu’il l’a fallu, je t’ai obéi, tu le sais bien… Tu respectais Eric, tu l’aimais… Moi aussi… Oui, c’est vrai, Eric, je t’aimais!.. Mais puisque c’est la fin!

Je ne sais quelle pièce de métal, détachée par un choc plus fort, vint la frapper au visage. Une ligne de sang, très mince, se dessina sur sa joue.

Sauver les apparences! dit-elle amèrement… Que de fois tu m’as répété ces trois mots, mon amour… Et nous les avons sauvées, bravement… Mais maintenant?.. Ce ne sont plus les apparences qu’il faut sauver, ce sont ces pauvres, ces uniques minutes…

Puis d’une voix basse et sourde:

Lâche, lâche! dit-elle à son amant. Nous allons mourir… et tu restes là, au garde-à-vous, devant un fantôme.

Son mari se pencha, un mouchoir à la main et d’un geste doux, adroit, essuya la joue sanglante. Puis il regarda le colonel avec une fermeté triste, sans rigueur. Je crus comprendre ce regard voulait dire: „Prenez cette malheureuse dans vos bras. Moi, je suis au-delà de toute souffrance…“ L’autre, atterré, semblait répondre de la même manière muette: „Non, je vous respecte trop. Pardonnez-moi“. Je croyais voir Tristan et le roi Mark[301]. Je n’ai jamais été le témoin d’une scène plus pathétique. On n’entendait

que le cillement du vent et, comme un lointain murmure, l’oraison du pilote; on ne voyait par le hublot que le ciel gris de plomb, la chevauchée des nuages déchiquetés, livides et, si l’on se penchait, les vagues jaunes qui montaient.

Puis il y eut un bref répit, et la femme accrochée au dolman de l’officier put se soulever. Avec une sorte de défit sauvage, elle l’embrassa pleine bouche. Il se défendit encore quelques secondes puis, cédant à la pitié ou au désir, et détournant enfin les yeux de son chef, il rendit le baiser avec passion. Le Gouverneur devint plus pâle encore, se laissa tomber en arrière sur le dossier et parut s’évanouir.

Un mouvement de pudeur, instinctif, abaissa mes paupières.

Combien de temps notre groupe resta-t-il ainsi? Je ne sais pas. Le seule chose dont je me souvienne avec certitude, c’est qu’après des minutes ou des heures je crus entendre, perçant la tempête, le bruit d’un moteur. Etait-ce une hallucination? Je tendis l’oreille et regardai autour de moi. Mes compagnons, comme moi-même, écoutaient. Le colonel et Giselle s’étaient séparés. Elle avait fait un pas vers son mari. Le Gouverneur se penchait vers le hublot. Le pilote, debout, mais à l’oreille, demanda:

Vous entendez, monsieur le Gouverneur?

J’entends. Est-ce un avion?

Je ne crois pas, dit le pilote. C’est un bruit de moteur, oui, mais plus léger.

Alors quoi? dit le colonel. Je ne vois rien.

Peut-être une vedette de la Marine?

Comment saurait-elle que nous sommes ici?

Je ne sais pas, mon colonel, mais le bruit grandit. Ils se rapprochent. Le bruit vient de l’Est, donc de la côte… Mais regardez, mon colonel, ce point gris, là! là, sur les vagues… C’est une vedette.

Il éclata d’un rire hystérique!

Mon Dieu! soupira Giselle, et elle fit un pas encore vers son mari.

Le visage collé au hublot, je voyais maintenant de manière très nette la vedette qui venait vers nous. Elle luttait, péniblement, contre la marée montante, disparaissait de temps à autre entre les lames, mais gagnait du terrain. Les marins mirent à nous atteindre un quart d’heure, qui nous parut interminable. Quand ils furent à portée et maintenus près de nous par une gaffe jetée dans le palmier, le transbordement devint le difficile problème. Les coups de vent qui secouaient notre appareil rendaient tout mouvement dangereux. La vedette elle-même faisait le bouchon[302] sur la mer. Enfin le pilote, ayant ouvert la porte, parvint à lancer une échelle de corde que les marins saisirent. Aujourd’hui encore, je ne sais pas comment nous pûmes embarquer sans qu’aucun de nous cinq tombât à la mer.

Enveloppés de cabans cirés, nous regardions notre avion, de la vedette, avec une terreur rétrospective. Pour qui le voyait du dehors, il était évident que ce prodige d’équilibre ne pouvait durer longtemps. Giselle, avec un calme surprenant, essayait de remettre de l’ordre dans sa coiffure, L’aspirant, qui commandait la petite embarcation, nous apprit qu’un guetteur avait vu notre avion se poser et que, depuis le matin, on cherchait à nous porter secours. Trois fois, la violence de la mer avait contraint les sauveteurs à renoncer. La quatrième fois, ils avaient réussi. Les marins nous apprirent aussi que le raz de marée avait fait de terribles dégâts dans les villages de la côte et dans le port de Batoka.

L’administrateur local nous reçut sur le quai. C’était un jeune fonctionnaire colonial, un peu effrayé par les problèmes que posait ce désastre. Mais le gouverneur Boussart, dès l’instant où il avait mis pied à terre, était redevenu „le patron“. Ce fut en chef de grande classe qu’il ordonna les mesures nécessaires. Il lui fallut le concours du colonel Angelini, pour organiser la coopération de la troupe aux mesures de sauvetage, et je fus frappé par la tenue des deux hommes. A les voir travailler à une tâche commune, nul ne se fût douté qu’il y avait entre eux des ressentiments et des remords. Mme Boussart avait été conduite à la maison de l’administrateur, où la jeune femme de celui-ci lui fit du thé et lui prêta une gabardine[303]. Après quoi elle voulut, elle aussi, travailler et s’occupa des blessés, des enfants.

Quant à l’inauguration du monument, monsieur le Gouverneur, dit l’administrateur…

On s’occupera des morts quand les vivants seront tons en sécurité, dit le Gouverneur.

De ma conférence, il ne pouvait être question. Je sentais que Ions les acteurs de ce petit drame avaient hâte de me diriger sur l’étape suivante. Il fut convenu que je la ferai en chemin de fer. J’allai prendre congé de Mme Boussart.

— Quel souvenir vous allez conserver de nous! me dit-elle.

Mais je ne sais si elle voulait parler du terrible vol ou de la tragédie amoureuse.

** *

Les avez-vous revus? demanda Claire Ménétrier.

Attendez, dit Bertrand Schmitt… Deux ans plus tard, en 1940, ayant été mobilisé comme officier, je retrouvai Dugas, capitaine, à la popote d’un général de division coloniale, sur le front des Flandres[304]. Il me parla de ce terrible voyage: „Vous l’avez échappé belle, dit-il. Votre pilote m’a

raconté toute l’histoire… Il était furieux contre le patron auquel il avait, avant le départ, prédit la catastrophe“.

Après un instant de silence un peu lourd, Dugas ajouta:

— Dites-moi, mon cher Maître, que s’était-il passé ce jour-là? Personne ne m’en a dit un mot, mais l’ombre d’un drame semblait s’étendre, lorsqu’ils sont rentrés, sur le Gouverneur, sur sa femme, et sur le colonel Angelini… Vous savez que le colonel a demandé son changement [305], peu de temps après, et l’a obtenu?.. Ce qui m’a surpris, c’est que le patron l’a fortement appuyé.

Pourquoi surpris?

Je ne sais pas… Il l’estimait beaucoup… Et puis j’aurais cru qu’on chercherait à le retenir.

On?.. Vous voulez dire Giselle?

Dugas me regarda très attentivement:

Elle a été la plus acharnée à le faire partir, dit-il.

Et qu’est-il devenu, Angelini?

Colonel plein[306], naturellement. Il commande un régiment de chars légers.

Vint la débâcle. Cinq ans de luttes, d’angoisses et d’espoirs. Puis je vis, comme vous, Paris reprendre sa vie. Vers le début de 1947, Hélène de Thianges un jour me demanda:

Aimeriez-vous déjeuner avec les Eric Boussart? On dit qu’il va être nommé résident général en Indochine… C’est un homme remarquable, un peu froid, très cultivé. Savez-vous qu’il a publié, l’an dernier, un volume de vers sous un pseudonyme?.. Sa femme est belle.

Je la connais, dis-je. J’ai fait, avant la guerre, une escale chez eux, au temps où il était gouverneur quelque part en Afrique noire… Oui, je serais curieux de les revoir.

Je me demandai s’ils seraient, eux, heureux de cette rencontre. N’étais-je pas le seul témoin de ce qui avait été, sans doute, le grand drame de leur vie? Pourtant, par curiosité, j’acceptai le déjeuner.

La guerre et les malheurs m’avaient-ils si fort transformé? Les Boussart ne me reconnurent pas tout de suite. J’allai à eux, mais comme ils regardaient Hélène de cet air interrogateur et poli qui semble implorer un éclaircissement, elle me nomma. Le visage fermé du Gouverneur s’éclaira et sa femme sourit:

Bien sûr, dit-elle. Vous étiez chez nous, en Afrique?

Elle fut, à table, ma voisine. Je marchai parmi ses pensées[307] comme on chemine sur la glace, en sondant prudemment les résistances. Enfin, la voyant tout à fait sereine et apaisée, je me hasardai à rappeler la tornade sur le delta.

C’est vrai, dit-elle, vous étiez de cette absurde expédition… Quelle aventure! Nous avions bien failli tous y rester.

Elle s’arrêta un instant parce qu’on lui présentait un plat, puis continua, d’un ton naturel:

Mais alors vous aviez connu chez nous Angelini… Vous savez qu’il a été tué, le pauvre garçon?

Non, je l’ignorais… Pendant cette guerre?

Oui, en Italie… Il commandait une division à la bataille du Monte Cassino[308] et il y est resté…

C’est dommage, il avait un grand avenir… Mon mari l’estimait beaucoup.

Je la regardai avec surprise, me demandant si elle était consciente de étonnement où me jetait cette phrase. Elle avait l’air innocent, détaché, décemment triste, que l’on prend en parlant de la mort d’un étranger. Alors je compris que le masque avait été remis en place si solidement qu’il était devenu le visage même. Giselle avait oublié que je savais.

Соседние файлы в предмете [НЕСОРТИРОВАННОЕ]