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Qu'est-ce que la France contemporaine ? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette France s'est faite, ou, ce qui vaut mieux encore, assister en spectateur à sa formation. A la fin du siècle dernier, pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose. Son ancienne organisation se dissout ; elle en déchire elle-même les plus précieux tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des tiraillements multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son organisation n'est plus la même : par un sourd travail intérieur, un nouvel être s'est substitué à l'ancien.

...

Ancien Régime, Révolution, Régime nouveau, je vais tâcher de décrire ces trois états avec exactitude. J'ose déclarer ici que je n'ai point d'autre but ; on permettra à un historien d'agir en naturaliste : j'étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d'un insecte. D'ailleurs, l'événement par lui-même est si intéressant, qu'il vaut la peine d'être observé pour lui seul, et l'on n'a pas besoin d'effort pour exclure les arrière-pensées. Dégagée de tout parti pris, la curiosité devient scientifique et se porte tout entière vers les forces intimes qui conduisent l'étonnante opération. Ces forces sont la situation, les passions, les idées, les volontés de chaque groupe, et nous pouvons les démêler, presque les mesurer. Elles sont sous nos yeux ; nous n'en sommes pas réduits aux conjectures, aux divinations douteuses, aux indications vagues. Par un bonheur singulier, nous apercevons les hommes eux-mêmes, leurs dehors et leur dedans. Les Français de l'Ancien Régime sont encore tout près de nos regards. Chacun de nous, dans sa jeunesse, a pu fréquenter quelques-uns des survivants de ce monde évanoui. Plusieurs de leurs hôtels subsistent encore, avec leurs appartements et leurs meubles intacts. Au moyen de leurs tableaux et de leurs estampes, nous les suivons dans leur vie domestique, nous voyons leurs habillements, leurs attitudes et leurs gestes... Des lettres et des journaux de voyageurs étrangers contrôlent et complètent, par des peintures indépendantes, les portraits que cette société a tracés d'elle-même. Elle a tout dit sur son propre compte, sauf ce qu'elle supposait banal et familier aux contemporains, sauf ce qui lui semblait technique, ennuyeux et mesquin, sauf ce qui concernait la province, la bourgeoisie, le paysan, l'ouvrier, l'administration et le ménage. J'ai voulu suppléer à ces omissions, et, outre le petit cercle des Français bien élevés et lettrés, connaître la France (Les origines de la France contemporaine, Préface, t. I, p. V-X).

 

La noblesse dans la France d'ancien régime

La France ressemble à une vaste écurie où les chevaux de race auraient double et triple ration pour être oisifs ou ne faire que demi-service, tandis que les chevaux de trait font le plein service avec une demi-ration qui leur manque souvent. Encore faut-il noter que, parmi ces chevaux de race, il est un troupeau privilégié qui, né auprès du râtelier, écarte ses pareils et mange à pleine bouche, gras, brillant, le poil poli et jusqu'au ventre en la litière, sans autre occupation que de toujours tirer à soi. Ce sont les nobles de cour, qui vivent à portée des grâces, exercés dès l'enfance à demander, obtenir et demander encore, uniquement attentifs aux faveurs et aux froideurs royales, « pour qui l'Œil-de-bœuf [à Versailles, salle d'attente devant la chambre à coucher du roi] compose l'univers, indifférents aux affaires de l'État comme à leurs propres affaires, laissant gouverner les unes par les intendants de province, comme ils laissent gouverner les autres par leurs propres intendants » (Les origines de la France contemporaine, t. I, p.100).

 

Propagation des idées révolutionnaires

La nation va être régénérée : cette phrase est dans tous les écrits et dans toutes les bouches. A Nangis, Arthur Young trouve qu'elle est le fond de la conversation politique. Le chapelain d'un régiment, curé dans le voisinage, ne veut pas en démordre ; quant à savoir ce qu'il entend par là, c'est une autre affaire. Impossible de rien démêler dans ses explications, « sinon une perfection théorique du gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans ses développements et chimérique quant à ses fins ». Lorsque l'Anglais leur propose en exemple la Constitution anglaise, « ils en font bon marché », ils sourient du peu ; cette Constitution ne donne pas assez à la liberté ; surtout elle n'est pas conformeaux principes. ‒ Et notez que nous sommes ici chez un grand seigneur, dans un cercle d'hommes éclairés. A Riom, aux assemblées d'élection, Malouet voit « de petits bourgeois, des praticiens, des avocats sans aucune instruction sur les affaires publiques, citant le Contrat Social, déclamant avec véhémence contre la tyrannie, et proposant chacun une Constitution ». La plupart ne savent rien et ne sont que des marchands de chicane ; les plus instruits n'ont en politique que des idées d'écoliers. Dans les collèges de l'Université, on n'enseigne point l'histoire. « Le nom de Henri IV, dit Lavalette, ne nous avait pas été prononcé une seule fois pendant mes huit années d'études, et, à dix-sept ans, j'ignorais encore à quelle époque et comment la maison de Bourbon s'est établie sur le trône.» Pour tout bagage, ils emportent, comme Camille Desmoulins, des bribes de latin, et ils entrent dans le monde, la tête farcie « de maximes républicaines», échauffés par les souvenirs de Rome et de Sparte, « pénétrés d'un profond mépris pour les gouvernements monarchiques ». Ensuite, à l'École de Droit, ils ont appris un droit abstrait, ou n'ont rien appris. Aux cours de Paris, point d'auditeurs ; le professeur fait sa leçon devant des copistes qui vendent leurs cahiers. Un élève qui assisterait et rédigerait lui-même serait mal vu ; on l'accuserait d'ôter aux copistes leur gagne-pain. Par suite, le diplôme est nul ; à Bourges, on l'obtient en six mois ; si le jeune homme finit par savoir la loi, c'est plus tard, par l'usage et la pratique. ‒ Des lois et institutions étrangères, nulle connaissance, à peine une notion vague ou fausse. Malouet lui-même se figure mal le Parlement anglais, et plusieurs, sur l'étiquette, l'imaginent d'après le Parlement de France. ‒ Quant au mécanisme des constitutions libres ou aux conditions de la liberté effective, cela est trop compliqué. Depuis vingt ans, sauf dans les grandes familles de magistrature, Montesquieu est suranné. A quoi bon les études sur l'ancienne France ? « Qu'est-il résulté de tant et de si profondes recherches ? Des conjectures laborieuses et des raisons de douter.» Il est bien plus commode de partir des droits de l'homme et d'en déduire les conséquences. A cela la logique de l'École suffit, et la rhétorique du collège fournira les tirades. ‒ Dans ce grand vide des intelligences, les mots indéfinis de liberté, d'égalité, de souveraineté du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs, tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons allumés, et dégagent une fumée chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s'interpose entre l'esprit et les objets ; tous les contours sont brouillés et le vertige commence. Jamais les hommes n'ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Jamais ils n'ont été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue troublée ne les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger imaginaire (Les origines de la France contemporaine, t. II, p.192-195).