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Багдасарян 3.doc
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Les débuts d'un professeur

Maintenant j'étais professeur. Et je frissonnais comme autrefois. Je devais rentrer à huit heures. J'étais déjà levé à six. Et je n'avais pas dormi de la nuit. Une lueur de suie salissait ma fenêtre, pareille à cel­le qui obscurcissait les carreaux de ma chambre d'enfant. Autrefois je jetais un coup d'oeil désolé sur les légumes lourds de brume de notre jardin. Aujourd'hui j'apercevais la gare de N... d'où sortaient, en gre­lottant, les voyageurs d'un train ouvrier.

«Allons, dépêche-toi, tu vas être en retard! ...» me disait autrefois ma mère.

Aujourd'hui personne n'était là pour me presser. J'avais vingt-trois ans. J'étais le maître de mes désirs. Mais ce maître tremblait si fort en se rasant qu'il se planta la lame dans le menton et que la serviette rougit de son sang. Moi qui voulait présenter à mes élèves un visage net, je leur offrirais une balafre. Quarante regards convergeraient vers elle, accompagnés du commentaire tacite ou susurré : « Le prof s'est coupé ! ...»

Ces quarante présences, déjà, m'obsédaient. Comment seraient-ils?

J'étais à l'âge où on sait le moins parler à des enfante. Et l'Univer­sité ne nous avait guère enseigné à le faire.

Durant toute l'année de l'agrégation on nous dispensa à peine, à la Sorbonne, deux ou trois heures de pédagogie théorique...

Ensuite on nous soumit au «stage». Dans un lycée de Paris nous assistâmes, par paquets de cinq, à quelques classes d'un professeur. Sous les regards sarcastiques des élèves, nous admirions d'autant plus son au­torité qu'à la fin de l'expérience nous devions nous-mêmes monter en chaire. Le jour où ce fut mon tour, quand je me vis, sur mon perchoir, mitraillé par tous ces yeux, mon sang se plaqua sur mes joues.

Mais le professeur s'était assis sur le dernier gradin afin d'encadrer ses soldats. Pour jouir de sa propre maîtrise, il laissait la vague de chahut s'amasser. Mais il l'empêchait de déferler. Au dernier moment, il contenait ses troupes.

Ce matin-là, je n'aurais plus un gardien qui menace les tigres de son revolver. Je serais seul, plus nu devant quatre-vingt yeux d'enfants que si le vent m'avait arraché mes hardes.

Le proviseur m'avait attribué une classe de Troisième. L'âge in­grat par excellence.

J'arrivai au lycée à sept heures et demie. Comment allais-je tuer le temps jusqu'à huit ? Je ne pouvais pas déambuler dans la cour, autour de la statue du grand homme. Je serais le point de mire des élèves. Si je me rendais dans la salle des professeurs je devrais me présenter à mes collègues et subir leur examen. C'en serait trop pour aujourd'hui.

J'allai donc m'enfermer dans ma classe.

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Je humais cette odeur d'encre, de poussière et de craie qui compose­rait mon univers.

je flattai de ma main le tableau noir: le fronton où j'inscrirais les règles de ce monde clos : concordance des temps, participe passé conju­gué avec l'auxiliaire AVOIR...

Je m'adosserais à ce tableau comme une armée en déroute s'adosse à la mer. Vaincre ou mourir.

Les pupitres étaient munis de pieds de fer qu'on n'avait pas vissés au plancher. Les élèves pourraient se déplacer avec eux. Au Collège de Villeneuve, en soulevant nos pupitres et en avançant doucement vers la chaire du professeur, ou en reculant, nous formions une classe voyageu­se : le flux ou le reflux. Mais nos pupitres de bois ne produisaient que des sons mats, moins cruels que cette ferraille.

Dans le couloir un bruit commença à se faire entendre. C'était par un bruit qu'ILS se manifestaient d'abord. Pour moi, le bruit, plus enco­re que la laideur, était le signe du mal.

Le bruit que j'entendais était fait de martèlements de pieds. Mais ILS ne martelaient pas normalement. Dans leur façon de marteler je flairais déjà un défi. ILS me sentaient là derrière. ILS me tâtaient.

J'ouvris la porte. Ce geste déjà demandait des précautions extrêmes. ILS reconnaissaient le caractère d'un professeur à sa façon d'ouvrir une porte.

Si j'ouvrais doucement ILS me croiraient sournois: «C'est un flic.» Si j'ouvrais brutalement: «c'est une vache». J'ouvris donc naturellement. Mais rien n'est plus difficile que le naturel. Il me faudrait quarante ans de carrière pour savoir ouvrir une porte.

Enfin je les vis. Ils obstruaient le couloir en désordre. Leurs petites âmes étaient encore pleines du sable, des plages et de l'odeur de menthe des montagnes. Je m'avançai lentement. Moi si faible et si nerveux, je m'efforçai d'être la force et la paix.

Je devais transformer ces sauvages en une cité. Mais je devais être aussi le charme, plus puissant que la force.

Je les regardai lentement. J'amassai dans mes yeux la rigueur de la discipline et la fascination de l'ordre. Jusqu'à ce jour je n'avais jamais °sé regarder personne en face. «C'est impoli! me disait autrefois mon père. On a l'air de narguer. »

. Je frappai dans mes mains. Le geste me parut bien classique, mais je n'en trouvai pas d'autre. Pour attirer l'attention, les présidents d'as­semblée usent d'une clochette.

, A mon tour, j'eus l'air d'applaudir à cet ordre idéal auquel, depuis es siècles, sous les boulettes de papier mâché et les constellations du

A §ra^er, des multitudes de pédagogues ont rêvé.

J émis sans doute ce bruit avec la fermeté nécessaire, car ILS sur-

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sautèrent. Si, comme autrefois, l'un d'eux avait reproduit cet applaudis­sement en écho, j'étais perdu.

Enhardi par mon succès, j'osai envisager d'articuler les paroles ritu­elles: ALLONS, EN RANGS! ... J'aurais voulu en prononcer d'autres. Je m'imaginais alors qu'on devait sans cesse rafraîchir le vocabulaire usé de la vie. J'avais tort.

En se rangeant ils avaient souligné l'incohérence de leur troupe. Des élèves minuscules, qui semblaient à peine sortir des langes, s'accolaient à des géants... Je devais briser cet ordre bouffon.

«Les petits devant, les grands derrière!» dis-je sévèrement...

Un flottement parcourut les rangs. ILS hésitaient.

« Allons ! » dis-je, en forçant ma voix et en obtenant un effet de clairon dont je me serais cru incapable.

ILS se rangèrent comme je l'avais dit. Alors je me promenai lente­ment sur leur flanc et les inspectai. Corseté dans ma petite taille, le mollet impitoyable, le talon sec, je me sentais un Bonaparte à Toulon.

J'ouvris la porte que j'avais refermée derrière moi. Et, d'un geste mmense et lent ... je leur fis signe d'entrer.

ILS étaient quarante. Comment arriverais-je à les connaître ? J'avai la mémoire des visages, mais pas celle des noms.

«Qui était le premier en dessin l'année dernière?»

Cette question les étonna : Tiens ! C'est un artiste ! Un sourire vole­ta, encore respectueux, mais à cet âge un sourire ne cohabite pas long­temps avec le respect.

Un grand se leva au dernier rang. ... Il semblait le père des autres.

  • Feillard! dit-il. J'étais premier en dessin.

  • Monsieur Feillard, dis-je (j'étais contre les familiarités et les tu­ toiements. Je tenais à les appeler «monsieur»). Monsieur Feillard, ôtez votre main de la poche, prenez une copie double et venez !

J'étalai sa copie sur ma chaire.

«Vous voyez ma chaire? Je la dessine ici.»

«En face de cette chaire vous ferez des rectangles qui représenteront les tables. Dans ces rectangles vous inscrirez les noms de vos camara­des.»

Une stupeur de curiosité parcourut l'assistance.

Je voulais innover en tout : méthodes inédites, ton flambant neuf. En entrant dans ma classe ILS devaient pénétrer dans un climat sans égal. J'étais un fondateur d'Etat qui pétrit un peuple vierge.

«Prenez une copie double. Ecrivez!»

Je leur dictai un message à l'adresse de leurs parents. Jusque-là un abîme séparait les parents d'élèves du professeur.

L'élève aurait désormais deux maisons. Il passerait de l'une à l'au­tre dans la joie.

Et je les chargeai d'une mission. Chaque semaine je leur enverrais

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carnet des notes méritées par leui enfant en classe. Eux, de leur cô-me transmettraient le carnet des notes méritées par leur enfant à la : SANTÉ, CONDUITE, TRAVAIL.

Par TRAVAIL À LA MAISON, j'entendais aussi bien l'aide que l'élève pouvait apporter à torcher son frère au berceau que la calligra­phie de ses devoirs. Quant à la CONDUITE A LA MAISON, j'y atta­chais une importance énorme. Trop souvent le professeur se réjouissait de l'immobilité cataleptique de l'élève en classe. Il voulait ignorer que cette statue de mutisme se changeait, sous le toit familial, en un babouin qui grimpait aux rideaux et jetait son ballon dans la soupière. Désormais nous encadrerions le mignon.

«Vous ferez signer ce texte par vos parents et vous me le rapporte­rez demain ! »

«...Signé par votre père et par votre mère!» ajoutai-je dans une in­spiration subite.

«Prenez une copie!...»

« Cette feuille, c'est vous-même qui allez la remplir ! »

Leurs yeux s'émerveillèrent.

« Livres préférés, œuvres d'art préférées, spectacles préférés, jeux pré­férés. Régions de France préférées. Situation que vous désireriez occuper plus tard. Adresse et profession des parents. »

Je faillis ajouter: «Vous me rapporterez cette feuille demain!...»

S'ILS me rapportaient cette feuille demain, ILS la feraient remplir à la maison par leurs parents. ILS se fortifieraient contre moi de leur pre­mière ruse.

« Remplissez cette feuille im-mé-dia-te-ment ! »

D'après P. Guth, Le naïf aux quarante enfants