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Багдасарян 4.doc
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Un voyage a venise

II était près de six heures. Pierre demanda si l'on voulait rentrer à l'hôtel pour se reposer. Les enfants dirent qu'on pourrait aussi bien se reposer en plein air, sur les degrés de pierre devant la basilique, ou au pied du campanile. Ils remontèrent le quai des Esclavons. La ville s'éten­dait devant eux, dorée par le soleil couchant. En débouchant sur la pla­ce Saint-Marc, ils eurent la surprise de constater qu'un orchestre jouait, pour un public assez dense debout autour de l'estrade. Un orchestre d'in­struments à vent et de cuivre. Les musiciens portaient des uniformes

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blancs, comme des officiers de marine. Ils étaient en train d'exécuté un morceau à caractère triomphal. Pierre reconnut la marche du dei xième acte d'Aïda. Les enfants s'esclaffèrent. Que c'était drôle ! Cette щи-sique de cirque, ces bonshommes déguisés qui soufflaient avec tant /de conviction! ... Dans le genre pompier c'avait une gueule formidable 1 Venir à Venise pour entendre cette « harmonie musicale » de sous-préfec­ture ! ... Pierre avait eu l'impression, au contraire, que l'orchestre était de premier ordre, mais il n'osa pas le dire. Il aimait bien aussi la mar­che d'Aïda ; il lui semblait même qu'elle s'accordait avec l'opulence de la lumière vespérale qui faisait de grandes traînées d'or sur la lagune, et avec la théâtrale beauté de l'ensemble architectural : la Piazzetta, le Palais des Doges, le vaste salon de pierre enclos de colonnades ... Mais cela non plus, il n'osa pas l'exprimer. Le rire des enfants le glaçait.

Tout à coup, ceux-ci poussèrent des cris, coururent vers un groupe de jeunes gens qui passaient à quelque distance. Exclamations de surp­rise, serrements de mains, embrassades. C'étaient des retrouvailles en­thousiastes. A distance, on devinait les propos : « Pas possible, vous ici, quelle chance», et, lorsque les jeunes gens, tournant la tête, cherchèrent du regard Pierre et Yvette : « Nous sommes ici avec les parents ».

  • Ils ont retrouvé des copains, dit Pierre.

  • On dirait des beatniks ...

  • Tu sais, aujourd'hui, même les gosses bourgeois ont un drôle de genre.

— Enfin, si les nôtres sont contents, c'est l'essentiel. -Oui.

Il y eut une pause un peu lourde. Pierre et Yvette observaient ic groupe, ce petit monde inconnu d'eux, qui était le monde de leur fils et de leur fille. Chacun savait que l'autre éprouvait la même réticence, faite surtout de crainte, de timidité à l'égard des nouveaux venus — d'un sentiment irrémédiable d'exclusion, mais de cela, ils ne parleraient sans doute pas, car il fallait sauvegarder quelque chose d'essentiel, une foi aveugle en la cohésion de la famille, la loyauté des enfants, les heureu­ses promesses de ce séjour à peine amorcé.

Danièle revint vers eux rayonnante.

  • C'est Jean-Claude, Serge, Martine et Bénédicte, dit-elle d'un trait, j Des vieux copains, vous parlez d'un hasard, on ne savait pas qu'ils se-1 raient à Venise, ils sont venus en stop depuis Paris, on va faire une | balade avec eux, rendez-vous à l'hôtel à huit heures.

  • Ils sont venus en stop ?

  • Oui, ils n'ont pas le sou, ils se débrouillent.

  • Ma chérie, tu es sûre que ces jeunes gens sont ...

  • Quoi? interrompit-elle sèchement. Qu'ils sont bien ? Tu parles 1 Ils habitent le XVIe. Leurs parents sont tout ce qu'il y a de mieux. Le père de Serge est médecin et celui de Martine industriel.

  • Mais tu dis qu'ils n'ont pas le sou ...

  • Et alors? Ça n'empêche rien. Ils voyagent comme ça, parce que c'est plus marrant.

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Elle se troubla un peu.

- Enfin, ils préfèrent garder leur argent pour autre chose, rectifia-t- elle.

— Mais comment s'arrangent-ils pour l'hôtel et pour manger, s'ils n'ont pas d'argent?

- Ils ont des amis à Venise, ils sont descendus chez eux.

  • Je vois ...

  • Ils ont des amis partout ... Bon, dit-elle avec fermeté, comme qui met un point final à des explications oiseuses, j'y vais. On va se balader. Rendez-vous à l'hôtel à huit heures.

  • Ne soyez pas en retard, dit Pierre. Nous allons dîner dans un bon restaurant.

  • Dac.

Elle rejoignit son frère et ses camarades. Pierre et Yvette suivirent des yeux le groupe qui s'éloignait. A ce moment la marche d'Aïda prit fin. Le public applaudit et Pierre aussi, très fort.

  • Je trouve cet orchestre excellent, dit-il.

  • Moi aussi. Ils n'ont pas d'instruments à cordes et pourtant on croit entendre des violons.

  • Ils sont très forts ; et cette marche d'Aïda va très bien avec (geste large) le décor.

— Oh! oui, c'est superbe! dit-elle avec ferveur. Jamais je n'aurais imaginé que Venise était aussi belle.

  • N'est-ce pas? dit-il, la voix un peu embrumée. Tu n'es pas déçue, alors ?

  • Déçue? ... Non, par exemple!

Elle pressa de la main le bras de son mari, sous lequel elle avait passé le sien. Il répondit à cette pression. Ils échangèrent un regard.

  • Ces enfants, reprit Pierre d'un air faussement bougon, comme quelqu'un qui est plutôt amusé qu'irrité, sont si difficiles que je com­ mençais à me demander ...

  • N'y fais pas attention ! dit-elle vivement. (Elle haussa les épaules.) Des gosses. Tu sais ce que c'est.' Ils se croient plus malins que leurs parents. Ça leur passera.

Ils s'efforcèrent de rire un peu, afin d'entériner cette légèreté rassu­rante, ce refus de prendre au sérieux une chose qui, vue sous un certain angle, pouvait inquiéter, ou attrister.

  • Malgré tout, dit Pierre après une hésitation, nous n'étions pas comme ça, à leur âge, il me semble.

  • Les temps sont changés, que veux-tu.

  • Ah, voilà le prélude de Lohengrin, dit-il, tout heureux d'avoir reconnu ce morceau dès les premières mesures.

Il avait acheté l'enregistrement de Lohengrin peu de temps aupara­vant. Il était fier de sa petite collection de disques classiques, qu'il en­richissait de mois en mois, avec patience. Il écoutait de la musique ap­rès dîner, surtout en l'absence des enfants. Il avait lu aussi deux ou trois ouvrages de vulgarisation et assisté à quelques concerts du dimanche

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avec Yvette. Outre un agrément, leur «discothèque » était pour eux com­me un symbole, ils n'auraient pas trop su dire de quoi ; mais cela leur plaisait de penser qu'il y avait dans leur vie quelque chose de gratuit, l'accès à un certain ordre non régi par l'argent, mais par l'esprit et le cœur. Accès qui ne leur avait pas été si facile, qui avait exigé d'eux un effort, de la constance ...

Le concert terminé, ils quittèrent sans hâte la place Saint-Marc pour retourner à leur hôtel. La Piazzetta était empourprée.

  • Que c'est beau ! dit Pierre. On dirait un de ces ports qu'on voit dans les tableaux de ce peintre, je ne me rappelle pas son nom, qui a peint des palais fantastiques au bord de la mer.

  • Oui, je vois que tu veux dire, nous avions vu ses tableaux au Louvre.

  • Vraiment, c'est une belle ville de rêve.

Il éprouvait le besoin de donner expression à sa joie revenue, pour la mieux capter, l'installer plus solidement : la joie, c'est fragile, un rien l'anéantit, il faut en prendre soin.

  • Je n'ai jamais rien vu d'aussi extraordinaire, dit Yvette sur le ton de quelqu'un qui aurait parcouru l'univers et serait donc en mesure d'en comparer les merveilles.

  • Je me demande pourquoi nous avons tant attendu pour venir ici, puisque nous en avions envie depuis si longtemps.

  • Eh, une chose après l'autre ... Nous avions pris l'habitude des vacances au Toquet à cause des enfants.

  • Maintenant qu'ils sont grands et qu'ils peuvent se débrouiller, dit Pierre avec décision, je te promets que nous allons voyager ! Ah, ça, oui, alors ! Bien tranquilles, tous les deux. Chaque année, nous nous paierons un beau voyage.

  • Oui ... Jusqu'ici, nous devions, malgré tout, faire un peu atten­ tion à la dépense.

  • Et puis le manque d'entraînement ... Nous, quand nous étions jeunes, on nous a enseigné qu'il y a d'abord le boulot, le devoir ; et que l'amu­ sement vient ensuite, s'il reste du temps et si ce n'est pas trop cher. Aujourd'hui, c'est le contraire ; les loisirs viennent en premier lieu, mê­ me dans le budget.

Ce thème leur était familier : l'écart, entre ce qu'avait connu leur génération et ce qui s'offrait à celle de leurs enfants. Ils avaient seize ans lorsque la guerre éclatait. La fin de leur adolescence, le début de leur jeunesse s'étaient passés sous l'occupation : la grande affaire, alors, était de se ravitailler, de survivre. Les frontières ne s'étant vraiment ouvertes qu'en 1947, ils n'avaient pu voyager; c'était tout juste s'ils avaient eu le droit de se déplacer à l'intérieur de leur propre pays, voi­re de leur département. Quant aux plaisirs de la-musique et des arts, ils leur étaient octroyés, dans leur province occupée, avec une extrême parcimonie. Leurs enfants, au contraire, avaient grandi dans un monde qui semblait être aménagé pour eux et, presque, n'exister qu'en fonction de leur épanouissement. Pour leurs enfants, on ne reculait devant aucu-

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ne dépense. Pour leurs enfants, on venait d'inventer deux petites mer­veilles humanistes: le tourisme et la culture ... Entre l'austérité de jadis et la pléthore actuelle, on avait vu basculer un système social, un état des mœurs, une morale. Pourtant, Pierre et Yvette se souvenaient tou­jours avec tendresse de ces jours déjà si lointains, parce que c'étaient les jours de leur jeunesse sans doute, mais surtout parce que c'étaient les derniers jours d'une certaine façon de vivre, qui durait depuis des siècles et qui ne reviendrait jamais plus. Maintenant, ils parlaient de leur province natale comme d'une Arcadie effacée de la carte, où les seuls vestiges identifiables d'un passé heureux étaient les tombes.

D'après J.-L С u r t i s, Venise en question